Jessie Mea Hemphill | 1923 - 2006
Le Blues, une affaire d'hommes.
Aujourd'hui encore, facile de le croire, d'autant plus si l'on exclut implicitement le vaudeville blues et ses chanteuses du « vrai blues », celui de figures dramatiques, solitaires sur leurs guitares – et après tout, ce n'étaient que des chanteuses, et tant pis si la plupart étaient aussi instrumentistes, juste, pas sur leurs disques. Et Memphis Minnie, Geeshie Wiley... ? Des exceptions, qui « jouaient comme des hommes », admirables certes, mais plus tout à fait des femmes.
Et pourtant, dès que l'univers machiste de l'enregistrement strictement commercial cède progressivement le pas à la curiosité plus ouverte des collecteurs de terrain, des Lomax, Evans, Mitchell etc, dès que les facteurs sociaux, culturels, économiques qui avaient maintenus à la maison à torcher les gosses les mères de bluesmen comme Louis et Sam Myers, JB Lenoir ou Robert Shaw, toutes trois, de ce qu'on sait, brillantes guitaristes, dès que ces facteurs se relâchent un peu, alors surgissent Elizabeth Cotten, Bonnie Jefferson, Precious Bryant et, bien sûr, Jessie Mae Hemphill.
Encore est-il clair qu'il fallut à ces femmes une conjonction extraordinaire de chance, de passion et de talent pour être enregistrée, voire, pour avoir une petite carrière, et qu'elles ne furent guère reconnues à l'égal de leurs confrères. La mère et les tantes de Jessie Mae, les multi-instrumentistes Virgie Lee, Sidney et Rosa Lee, ne furent enregistrées que presque accidentellement, malgré l'immense talent de Rosa Lee en particulier, et restent éclipsées dans la légende du blues par leur père, le certes extraordinaire luthier, violoniste, guitariste et joueur de fifre Sid Hemphill, fameux témoin et chainon manquant des musiques afro-américaines pré-blues des collines du nord du Mississippi.
Jessie Mae a raconté, avec tendresse, son apprentissage de ces musiques qui faillirent être oubliées auprès de son grand-père, dès l'enfance. Trop petite encore pour soutenir la grosse caisse, qu'un homme devait porter pour elle, juchée sur un tabouret, elle y déroulait de pique-nique en pique-nique les basses affolantes qui soutenaient son fifre. Comme pour la plupart des musiciens du Nord Mississippi, ce premier apprentissage au tambour marquera pour toujours sa musique, alimentant le tressautement de ses inlassables boogies. On doit à Jessie Mae une bonne part de notre connaissance de ces musiques, fife 'n drum et diddley bow, tant par ses démonstrations filmées pour les folkloristes que par son enseignement à ses collègues musiciens de bar de Memphis, comme l'icône garage Lorette Velvette.
Car Jessie Mae était aussi, malgré l'image primitive que certains lui accolent, une musicienne de bar du Memphis des années 1980. Sa technique de guitare, d'ailleurs, ce boogie hypnotique, trépidant, est une technique strictement d'après-guerre, comme celle de John Lee Hooker dont elle est si proche, et son instrumentation onewomanband reprend celle de grands bluesmen Memphian d'après-guerre, Doctor Ross et Joe Hill Louis, parmi les premiers artistes de Sun Records. Avant même sa « découverte » et ses tournées internationales, elle fut une participante active d'une scène underground métamorphe et intense qui comprenait Alex Chilton, Jim Dickinson et les Panther Burns, qui partageaient avec elle, au-delà de l'illusion des frontières de genre, minimalisme, rugosité, et primat de l'harmonique sur le mélodique – nous ne saurons sans doute jamais quelle y était la part d'un Zeitgeist commun, et quelle l'influence qu'elle-même et ses camarades noirs du Nord Mississippi exercèrent sur ces célèbres rockers.
Jessie Mae n'était pas que tradition.
Comme tout génie créateur, elle fut aussi moderne, et intemporelle, ses compositions, marquées de grâce innocente et de rouerie, intensément personnelles, de la première à 7 ans à sa longue semi-improvisation lors de ce tout dernier disque collectif live, longtemps après l'attaque qui, en 1993, lui ôta l'usage de la guitare et lui déroba la chance de profiter du blues revival lancé par le film Deep Blues et hébergé par le label Fat Possum. Ces compositions, d'ailleurs, nombreux lui empruntèrent, de l'underground punk-blues (Mr Airplane Man...) à l'alt-pop Cat Power et même à Tom Jones ! Mais l'immédiateté de ses interprétations reste hors d'atteinte.
Jessie Mae Hemphill est reconnue. Mais, à cause de cette attaque au mauvais moment, à cause sans doute aussi d'un type de charisme, ironique, caquetant et faussement simplet, moins facilement héroisable que l'intensité sensuelle et mystique d'un Kimbrough ou que la force assertive d'un Burnside, mais aussi parce qu'elle était une femme, pas encore à sa pleine valeur.
Le North Mississippi Hill Country Blues, ce n'est pas Burnside – Kimbrough.
C'est Hemphill – Burnside – Kimbrough.
- Yves Dorémieux.
Jessie ITW by George Mitchell (1967) :
Nombreux furent également les hommages à son Blues au long des 12 éditions du festival à Crissier, que ce soit par les blueswomen que nous avons eu le plaisir d’accueillir, mais également par la scène masculine.
Bref, célébrer ses 100 ans au Blues Rules fait sens tant pour sa musique, sa géographie et l'aura que cette reine du Blues déploiera jusqu'en 2006.
4 WC Handy Awards - Traditional Female Artist
récompenseront sa carrière en 1987, 1988, 1991 et 1994.
Depuis 2010, le Blues Rules Crissier Festival a eu la chance d'accueillir de magnifiques blueswomen, souvent pour des premières ou des exclusivités européennes (She-Wolfe Jones, Miss Nickki, Molly Gene, les Como Mamas, ou Libby Rae Watson, ...) mais également des artistes suisses (Hillbilly Moon Explosion, Sevdah Dragi Moj, Honshu Wolves, ...) et européennes (Jim Murple Memorial, Hypnotic Wheel, ...).